Dire quelque chose de quelque chose, c’est déjà dire autre chose, interpréter.

Aristote : Herméneutique
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Un sage peut-il avoir une biographie? Il n’a pas de passé. Il vit dans le présent. Pourtant il est né, il a grandi, il s’est développé et un jour la transformation s’est faite. Quel rapport entre la croissance de ce corps, de cette conscience et ce qu’il est maintenant? Pour lui aucun. Il est ce qu’il est ici et maintenant et rien d’autre.

Svâmiji ne parlait pas de « son » passé. Il n’en avait pas car il en était libre. Que faut-il entendre par là? Tout simplement qu’il pouvait vivre dans le présent sans aucune détermination venant du passé. C’est pourquoi il disait couramment: « Svâmiji a eu un passé mais il n’a plus de passé. » C’est ainsi que pour illustrer un point particulier, donner un exemple, il pouvait parfois être amené à parler du « jeune homme qu’il avait été. »

Il ne s’opposait pas à ce que l‘on parle de sa vie. Un jour, un de ses disciples indiens Sumangal Prakash lui demanda: « Pourquoi n’écrivez-vous pas votre autobiographie, Svâmiji? » Celui-ci lui répondit qu’il y avait certainement dans son expérience de la vie des éléments qui valaient la peine d’être écrits, mais que le besoin émotionnel de leur donner une expression ne se faisait plus sentir. Après un long moment de silence, rassemblant son courage, Sumangal Prakash dit: « Si Svâmiji voulait bien accepter de me raconter les expériences de son enfance, alors peut-être pourrais-je  essayer moi-même de les rendre avec mes propres mots. » A sa grande surprise, Svâmiji accepta immédiatement et le soir même se mit à lui raconter des épisodes de « son » enfance. Mais, dit Sumangal Prakash, les images évoquées par cet homme qui n’avait plus aucune passion ni émotion étaient si pleines de vie que mes capacités littéraires se révélèrent insuffisantes pour rendre justice au récit qu’il faisait et je dus renoncer à mon projet. »

Peu de disciples ont eu  l’audace ou peut-être simplement l’intérêt d’interroger Svâmiji sur ses expériences passées, la manière dont il est venu à la vérité ou encore sur ses relations avec son propre maître. Pourtant, chaque fois qu’on lui posait des questions directes sur ces sujets, Svâmiji y répondait en détail avec une grande liberté et sans aucune réticence.

Personnellement, même du vivant de Svâmiji, j’ai essayé de recueillir le maximum d’éléments sur sa vie. Certes mon intérêt premier a d’abord été  son enseignement[1], mais je me demandais parallèlement: « Comment devient-on sage? Quel est le parcours? Prédestination ou effort? Vie antérieure ou vie actuelle? » Svâmiji parlait de sensibilité, de capacité à ressentir profondément les événements, à en tirer un enseignement. Mais cette réponse me laissait sur ma faim, car d’où vient cette capacité? Svâmiji disait couramment à propos d’une personne: « Telle est sa nature. » Expression qu’il n’a jamais véritablement explicité, encore qu’il l’ait utilisée pour se caractériser en disant: « Svâmiji ne peut agir autrement. Sa nature a toujours été de donner, donner, de faire passer l‘intérêt des autres avant le sien propre; cela fait partie de ses caractéristiques intrinsèques (it is in his grain). »

Comment réconcilier ces déclarations avec le fait qu’il rejetait toute prédestination et faisait tout dépendre des efforts de l’homme? Ne pourrait-on dire que, comme dans un jeu de poker, chacun reçoit des cartes particulières, des bonnes et des moins bonnes, et que tout dépend de la manière dont on joue les cartes dont on dispose?

J’ai donc cherché à savoir d’une manière plus précise quelles ont été les cartes dont Svâmiji a disposées au départ , la manière dont il les a jouées.

Dans la plupart des biographies de saints ou de sages, leurs auteurs, pour essayer de mettre en valeur les qualités exceptionnelles de ceux dont ils relatent la vie racontent que « dès leur naissance ceux-ci présentent des dispositions ou des caractéristiques exceptionnelles » détruisant par là, la valeur d’exemple qu’une telle vie peut fournir.

Svâmiji avait au départ certaines caractéristiques: le sentiment de sa propre dignité, la volonté de ne rien accepter sans le vérifier, d’aller chaque fois jusqu’à la racine des choses, le courage d’agir en fonction de ses convictions…etc Mais l’élément essentiel semble avoir été une extrême sensibilité ainsi qu’il ressort des propos même de Svâmiji:

– « Svâmiji, a demandé une fois Surendra, un disciple indien, excusez-moi  mais je suis très curieux de savoir ce qui réellement a fait changer votre vie.

– C’est difficile à déterminer… Il y a eu une série d’événements et certains évènements ont effectivement changé ma vie… Et alors je lui en ai raconté un certain nombre.

– Mais, Svâmiji, de tels événements sont extrêmement courants et cela ne change pas la vie des gens.

– Bien sûr, c’est vrai… Ce qui se passe, c’est que les évènements arrivent à l’extérieur; vous ne vous laissez pas affecter par eux. Vous vous fermez. C’est pourquoi aucun changement ne se produit dans votre vie… Par contre, celui qui est affecté profondément par eux est obligé d’y faire face. Il n’a pas d’échappatoire, il perd ses illusions et se libère. Celui qui est capable d’être affecté par eux, qui est assez sensible pour les sentir, peut être affecté, bien sûr, par de tout petits événements quotidiens ».[2]

Le plus grand obstacle rencontré concernant cette biographie est venue de la difficulté à rassembler les sources d’information. Quels sont les éléments disponibles? Il y a d’abord les récits que Svâmiji a pu faire et qui ont été enregistrés sur magnétophone[3] par ses disciples. C’est la source la plus authentique dont nous disposons et pratiquement la seule source pour les événements de la petite enfance.[4] Puis il y a les lettres que Svâmiji a écrites aux disciples, de 1927 à 1974. Enfin il y a les notes personnelles prises par les disciples après les entretiens et que certains ont bien voulu me communiquer Par ailleurs, lorsqu’en 1978, les disciples français et indiens se sont réunis à Calcutta et ont pris la décision de rassembler et de publier les lettres de Svâmiji, le professeur Raja Ram Shastri, Vice-recteur du Kashi Vidyapith, l’institution où Svâmiji avait enseigné à Bénarès, impressionné par le zèle des disciples français, s’est proposé de constituer une équipe de chercheurs indiens parmi les jeunes étudiants du Kashi Vidyapith dans le but de rassembler les éléments nécéssaires à l’établissement d’une biographie de Svâmiji. Ce projet n’a pas eu de suite mais Sumangal Prakash, lui-même ancien élève du Kashi Vidyapith et disciple de Svâmiji, l’a pris très au sérieux. Il a pu recueillir et enregistrer au magnétophone les témoignages de Mâ Anasûya Devi, l’ex-épouse de Svâmiji, de Chinmayee sa fille ainsi que de quelques autres disciples indiens. Puis il a lui-même entrepris la rédaction d’une biographie en s’appuyant sur tous les éléments à sa disposition. J’ai beaucoup utilisé le travail considérable de Sumangal Prakash, auquel je souhaiterais ici rendre particulièrement hommage. Il a fourni notamment une aide inappréciable en donnant des dates précises à certains récits, ce qui a permis de classer les événements rapportés par ordre chronologique. Il a également supervisé la traduction en anglais des poèmes et des articles écrits par Svâmiji ainsi que la thèse de doctorat sur l’Adhyâtmayoga et la Psychanalyse écrite en 1929 par Venkateshvar sous la direction de Svâmiji.


[1] Voir les trois volumes publiés aux éditions de la Table Ronde: Svâmi Prajñânpad, Manque et Plénitude (T.1), Le Quotidien Illuminé (T.2), Une Synthèse Orient-Occident (T.3). Ceux-ci traitent de son enseignement proprement dit. Dans cette biographie, au travers des anecdotes, des entretiens avec ses disciples, c’est un enseignement plus incarné qui apparaît.

[2] Sumangal Prakash, L’Expérience de l’Unité, P. 224

[3] Les entretiens enregistrés sont indiquées par la lettre E. suivie de la date. Les lettres écrites par Svâmiji sont indiquées par la lettre L. Les notes prises par les disciples après les entretiens par la lettre N.

[4] J’ai rassemblé en 1978 tous ces récits dans un recueil intitulé ”Vie de Svâmiji racontée par lui-même” et qui a été communiqué aux disciples français et à quelques disciples indiens. L’Expérience de l’Unité, ed. L’Originel, contient un grand nombre de récits de la vie de Svâmiji racontés par lui-même et retranscrits par Sumangal Prakash.

Introduction à la biographie de Swami Prajnanpad

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