Cette préface écrite en 1988 par Frédérick pour le premier recueil de lettres de Swamiji traduites en français et publiées par l’Originel Accarias peut être lue et relue. Elle situe les paroles de Swamiji qui s’adresse toujours à une seule personne dans le contexte d’une démarche spirituelle, universelle par définition. Frédérick montre comment les formules souvent lapidaires « aussi claires que des diamants… peuvent prêter à de terribles contresens. » Il donne ainsi une sorte de mode d’emploi des textes qui sont réunis dans ce blog. Bonne lecture.

PREFACE

Il faut saluer la publication d’une partie de la correspondance de Svåmi Prajnânpad avec émotion, reconnaissance et respect, et se réjouir comme si l’on apprenait qu’un monument dont la préservation importe à tous et qui risquait de s’enfoncer dans les sables va être sauvé de l’ensevelissement, de l’oubli.

Alors que nous n’avons accès à l’enseignement du Bouddha que par ce qui, de ses paroles, s’est « retransmis » de concile en concile, à l’enseignement d’un Socrate que par ce que Platon tantôt nous en rapporte, tantôt nous dit ce que, lui, en a compris ou même nous rapporte, comme propos du maître, les conclusions qu’il s’est permis d’en tirer, ici nous avons accès directement à l’enseignement d’un maître puisqu’il s’agit de sa parole écrite et donc non soumise aux infléchissements inévitables, aux interprétations que ne pourrait manquer d’y apporter même le disciple le mieux intentionné.

Ces lettres ont ceci de paradoxal et de merveilleux qu’elles sont universelles et personnelles tout à la fois. Personnelles, au point que l’on se sent parfois comme indiscrets de pénétrer dans le jardin secret d’autrui. Universelles, en ce que Svâmiji qui jamais ne prêche ni n’enseigne ex-cathedra, s’adresse à chacun de nous dans notre langage, en se plaçant à notre niveau et n’acceptant de ne discuter que de nos problèmes les plus immédiats, nous oblige, tout en demeurant ancrés dans le concret, à VOIR, si nous avons le courage d’aller au fond des choses, ce que l’on pourrait appeler la nature ultime de la réalité, qu’en général nous nous refusons à percevoir et accepter.

Qu’il me soit permis, à présent, de dire quelques mots sur la difficulté de l’entreprise. Je veux parler de la difficulté de toute traduction. Difficulté qui va croissant quand, d’un texte technique, d’un texte d’information, on passe à un texte littéraire, qui devient presque une gageure, un défi s’il s’agit de poésie et pousse le langage à la limite de ses moyens s’il s’agit d’un enseignement spirituel, lequel par essence tente d’exprimer une vérité qui échappe à la raison et défie le langage.

Il semble qu’une traduction mot à mot, seule convienne, dans la mesure où serrant au plus près le discours de Svâmiji, elle évite les déformations, les distorsions dues à une perception inexacte, une interprétation de son message. Ceci d’autant plus que restant toujours dans le quotidien, le concret, Svâmiji emploie des mots que tout le monde peut comprendre.

Il semble… car sa pensée est si profonde, si dense qu’à tout moment elle semble prête à faire éclater le moule fragile qu’est le langage. Chez ce maître, formé à l’admirable école qu’est le sanscrit et qui ne perd jamais de vue l’essentiel auquel il nous ramène constamment, ni embellissement ni bavardage mais, dans un discours d’un dépouillement, d’une concision exemplaire, de temps en temps des formules aussi lapidaires, claires que des diamants. Lesquelles, pour qui n’est pas familier avec ce genre de langage peuvent prêter à de terribles contre-sens.

* * *

Et si je me permets de revenir à présent sur la traduction littérale – à laquelle par souci de fidélité les traducteurs se sont arrêtés – d’une de mes lettres, ce n’est pas pour la critiquer, mais pour tenter de faire sentir combien la parole de Svâmiji est riche, dense, profonde et lourde d’arrière-plans.

Il s’agit d’une lettre que Svâmiji m’adresse en réponse à une lettre dans laquelle je l’interrogeais sur une de ces fameuses formules lapidaires : « See and calculate »… « Voyez et calculez ». Et il s’agissait de ce grand thème qu’est l’Amour.

« Comment ! m’étais-je écrié, calculer… en amour ! Le calcul n’est-il pas le fait d’un esprit mesquin, avide, intéressé, tout le contraire de la générosité de l’amour ! ».

Et Svâmiji de répondre : « Oui, voyez et calculez ». Ce qui semblait une provocation. Laquelle est bien souvent tout à fait dans la manière des maîtres. En fait, ces deux mots, « voyez » et « calculez » ne peuvent se comprendre que si l’on donne aux mots leur sens profond et si on les prend dans le contexte de tout l’enseignement. Et Svâmiji de s’expliquer :

« Voyez ». Qu’est-ce que voir ? C’est, il le dit lui-même, « voir les choses telles qu’elles sont ». Et non telles que nous les voudrions, les souhaitons. Voir l’objet et non ce que nous en attendons en matière de satisfaction de nos appétits, notre attente, nos désirs. Du reste il ne s’agit pas de voir l’objet au singulier, Svâmiji dit « things » et non pas « a thing ».

Car, autre aspect fondamental de l’enseignement, rien n’est en soi et par soi. Tout n’existe « qu’en relation ». Nous voici tout proches du système de la physique la plus moderne, la physique relativiste, quantique. Et ce mot terrible de « calculer » commence à prendre un sens différent. Tout commence à s’éclairer.

Il ne s’agit pas de calculer le nombre de veaux, de vaches, de cochons que l’on obtiendra du beau-père, mais bien de percevoir des rapports. Ce n’est plus à proprement parler « calculer » mais évaluer, mesurer, apprécier. Dans le sens où l’on mesure des difficultés, où l’on apprécie des distances. Où l’on mesure des conséquences.

Svâmiji ne dit-il pas immédiatement « feel : interrogez-vous sur vos sentiments ». Nous sommes bien éloignés d’un froid calcul, d’une opération qui ne serait que mentale.

Mais ici encore s’oppose le sentiment qui est calme, pondéré et sûr comme l’est la main qui va sûrement atteindre la cible, tout le contraire de l’émotion qui est agitée : et va, sans aucun doute, la faire manquer.

« See and calculate, feel and act ». « Agissez » en fonction d’une claire vision de la situation. Non plus emporté par vos appétits, votre attente, votre désir, mais en fonction de « l’autre ». Guidé par « son » seul intérêt et non plus le vôtre.

« So that one is one with the object : ne faisant plus qu’un avec l’autre ». Faire un. Qu’est-ce à dire ? Le tenir embrassé si fort serré comme si on était prêt à l’étouffer ? Non pas, mais sans vouloir le posséder, ayant seulement en vue de le faire grandir, s’épanouir, se développer, fleurir.

* * *

Comment ne pas s’émerveiller des arrière-plans qui se tiennent comme cachés derrière chacun des mots qu’emploie Svâmiji comme de la rigueur, de la simplicité, de la clarté de son discours et de la démarche qu’il propose.

Oui, s’émerveiller de ce que dans une simple lettre, dans la réponse à une seule question – mais quelle question ! puisqu’il ne s’agit de rien moins que de l’amour, cet amour si mal compris, si souvent confondu avec l’appétit – toutes les réponses soient là.

S’émerveiller encore de ce qu’il a suffi de tirer sur un fil pour voir se dévider tout le cocon.

Frédérick Leboyer.

La Préface de Frédérick Leboyer à l’Art de voir

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